Témoignage de Cynthia Howard


C’est la lecture du livre d’Isabelle de Gaulmyn, 

« Histoire d’un silence », qui m’a décidée à vous proposer mon témoignage.  Depuis plus d’un an j’avais plutôt pris le pli d’essayer de travailler avec les responsables institutionnels de l’Arche et de l’Eglise.  Je constate une vraie bienveillance et attention, mais aussi une impossibilité structurelle (ce n’est pas leur mission ou leur première préoccupation) d’accompagner réellement la cause des victimes.  Isabelle de Gaulmyn met bien en lumière le silence institutionnel, l’esprit de protection, non seulement chez les autorités mais aussi chez tous ceux qui aiment ou adhérent à l’institution, dont moi-même. J’avais espéré, en quelque sorte,  amener la conversion par l’intérieur.  Mais une parole publique, aujourd’hui, me semble plus efficace. 

Je tiens à préciser que l’Arche n’est pas une secte, et ne l’a jamais été.  Toutefois dans les vingt premières années de fondation il y avait des comportements sectaires, nés à mon avis, d’une grande générosité et idéale, mais aussi pour beaucoup une vie complètement tournée vers la communauté, avec un fonctionnement interne plus proche d’une communauté religieuse que d’un établissement médico-social. L’insertion progressive de couples mariés a été bénéfique, à mon avis,  à la santé de l’Arche.


Mes six premières années à l’Arche à Trosly (1973 – 1979)
furent non seulement merveilleuses, 

mais aussi très fondatrices pour ma foi et pour la personne que je suis devenue.
J’avais rencontré, lors d’un séjour en France, deux femmes qui m’avaient parlé, l’une du Père Thomas Philippe, l’autre de Barbara, la secrétaire de Jean Vanier.  Elles devaient sentir que j’étais un peu perdue et que je cherchais mon chemin.  (Je n’avais pas la foi ; je n’avais jamais côtoyé de personnes handicapées ; et surtout j’étais fragilisée par la turbulence socio-politique de l’époque.)

Après mon arrivée à Trosly, j’ai été envoyée assez rapidement dans un foyer qui accueillait un grand nombre de personnes porteuses de handicaps, certaines assez difficiles.  Malgré la violence et la présence du handicap mental, j’y ai été très heureuse.  J’aimais bien la vie du foyer, le travail en équipe, le travail manuel rude, la simplicité du logement (une double chambre à 4 lits ; en hiver il fallait remettre du kérosène dans la poêle avant de partir au foyer).  J’avais de bons responsables de foyer ; j’y ai trouvé la sécurité, un cadre, mais aussi de la réflexion et un encouragement à l’initiative.
J’avais gardé de mon enfance et de ma jeunesse un reste de culture chrétienne, mais je n’avais pas la foi.  Toutefois, j’ai été heureuse de participer à la prière du foyer chaque soir, car elle m’apportait la paix après une journée remplie de fatigues et de tensions.

Après une première année où je me suis investie à fond dans la vie du foyer, sans rien de plus, j’ai commencé à ressentir un appel à autre chose.  J’ai alors croisé un jour le Père Thomas, qui m’a dit qu’il priait pour moi.
Un peu plus tard, il m’a invitée dans son bureau et m’a  bouleversée en me disant : « Jésus t’aime. » 
A partir de ce moment, je me suis mise à la recherche de Celui qui m’aime. 
Pour ce faire, j’avais toujours la vie au foyer, une amitié nouvelle avec Madame Vanier  (la mère de Jean qui était venue habiter Trosly), de plus en plus souvent aussi la messe dans la chapelle de l’Arche, et puis aussi le Père Thomas, que j’avais commencé à aller voir régulièrement et qui, pendant cinq ans, m’a accompagnée vers la prière contemplative et la connaissance intérieure de Jésus. 
Un an et demi après mon arrivée à l’Arche, j’ai décidé de devenir catholique, et j’ai reçu le sacrement de confirmation.  Pendant tout ce temps, j’ai continué à rencontrer le Père Thomas.  Il était proche, il inspirait confiance. Son bureau était un havre de paix au milieu du bouillonnement de la vie communautaire.  Il proposait que je m’asseye près de lui sur son canapé et il mettait un bras autour de moi pour prier silencieusement, mais je ne me souviens pas alors de gestes inappropriés.
A l’Arche, ce fut une époque de fondations de communautés à travers le monde.  Ceux qui partaient fonder dans les pays du Tiers monde étaient particulièrement en vue, même mis sur un piédestal.  J’étais sensible à la reconnaissance que toutes ces personnes « spéciales » recevaient notamment de la part de Jean Vanier.


Une nouvelle étape commence 

lorsque je ressens un appel à vivre le célibat pour le Royaume.  Bien évidemment, je soumets au Père Thomas ce désir de vivre le célibat par amour pour Jésus, et je lui confie que renoncer au mariage va me couter plus que renoncer à la maternité.  C’est à partir de cet aveu de vulnérabilité sexuelle et affective qu’il change sa proposition d’accompagnement.

Il me dit que le Seigneur veut me donner des grâces mystiques spéciales, et désormais il m’invite à venir le voir le soir à partir de 22h30.
A partir de ce moment-là (probablement début 1979), il me fait passer derrière la petite pièce qui lui servait de bureau, vers son coin pour coucher.  Nos rencontres ont toujours lieu tard le soir, sur son lit.  Ces temps de « grâces mystiques » deviennent de plus en plus longs et de plus en plus intimes.  Allongés sur son lit, d’une fois à l’autre de plus en plus déshabillés, nous nous caressons, nous nous embrassons avec la langue, je caresse son sexe.  Mon souvenir est que je me posais des questions ; je pensais : « Puisque c’est spirituel, cela devrait se passer autrement …mais comment ? »  Malgré tout, j’ai continué à aller le voir le soir, car l’accompagnement spirituel se passait désormais comme cela.
Au printemps 1980 je rends visite à ma famille et à une amie rencontrée à l’Arche.  Elle devine sans trop de difficulté ce que je vis avec le Père Thomas, car il lui avait fait aussi le même genre de propositions quelques années auparavant. Elle me dit sans hésiter : « Ce n’est pas de Dieu.  Ce n’est pas une grâce mystique. » Après un premier mouvement de choc, je ressens soulagement et libération.  Je décide sur le champ de mettre fin à l’accompagnement spirituel avec le Père Thomas. 

L’engagement à l’Arche s’est poursuivi (pendant 25-30 ans) comme si rien n’était. Je n’ai jamais su en parler. J’ai enterré au fond de moi cette expérience dont je n’étais pas fière.  J’avais honte, je me sentais sale et faible. Interrogée en 1980 par un prêtre à qui mon amie avait raconté nos deux histoires, j’ai nié.  J’ai répondu au prêtre, « Cette personne a du se tromper ».  Il a fallu plus de 35 ans et beaucoup d’accompagnement bienveillant pour que j’accepte d’en parler.  Encore aujourd’hui, j’ai effacé de ma mémoire beaucoup de détails.
Pourquoi n’ai-je pas parlé plus tôt ?  Je ne me rendais pas compte que les actes du Père Thomas étaient immoraux.  Le condamner ne me venait même pas à l’esprit.  C’est seulement depuis l’année dernière (2015) que je découvre les notions d’abus spirituel et de prédateur sexuel dans la vie spirituelle.

Même lorsque j’ai été informée, en janvier 2015, des accusations envers le Père Thomas, 

je ne souhaitais pas en parler.  Je me disais : « Il est mort depuis longtemps.  Cela ne sert à rien. » Et, secrètement : « Je ne vais pas me dévoiler maintenant ».  Car le sentiment de culpabilité, de honte, la peur du regard des autres, tout cela pèse et empêche les victimes de parler. Je ne pouvais pas imaginer, non plus, que je n’étais qu’une parmi des douzaines de victimes de Thomas Philippe à l’Arche. 

Le silence des victimes d’abus de pouvoir spirituel est souvent regardé avec interrogation, ou même suspicion.  J’espère vous aider à comprendre combien il est pénible de regarder notre histoire, encore plus en parler.  Aujourd’hui encore des victimes de Thomas Philippe restent blessées, ébranlées et isolées avec leur souffrance, et dans l’incapacité de se confier.  On m’a raconté l’histoire d’une victime anonyme qui encore aujourd’hui vit dans la crainte d’être découverte. 
Depuis un peu plus d’un an, je relis mon histoire, puis je partage avec quelques victimes du Père Thomas.  Ce cheminement m’a énormément aidée à dépasser les sentiments de honte et de culpabilité.  Je peux affirmer sereinement aujourd’hui que le Père Thomas a abusé de ma confiance et de ma naïveté.

Les questions bienveillantes m’aident aussi à avancer dans ma compréhension.  Oui, j’avais déjà 30 ans…et à aucun moment je n’ai associé ce qui se passait sur le lit du Père Thomas avec une vie sexuelle normale.  Oui, j’y suis retournée environ une fois tous les 15 jours pendant un peu plus d’un an, et je ne sais pas pourquoi.  Je ne pense pas avoir trouvé du plaisir…mais des grâces mystiques, j’en voulais.  Etre « spéciale », oui cela aussi je voulais.


Depuis de nombreuses années je ne fais plus partie d’une communauté de l’Arche, 

je suis donc moins en souffrance qu’Anne-Claire Fournier, car beaucoup moins  exposée aux réactions violentes ou incrédules.  Je constate de la part des responsables de l’Arche de la bienveillance, la présence, une certaine disponibilité.  Mais leurs positionnements les amènent aussi à protéger l’Arche.  Le livre d’ Isabelle de Gaulmyn, « Histoire d’un silence »,  m’a aidée à comprendre ce fonctionnement et à voir que même moi je pouvais y être complaisante.  Plus que tout je souhaite voir l’Eglise et la société, et aussi l’Arche,  prendre en compte ces structures de péché et à les arracher. 
Mes dernières années à l’Arche furent assez pénibles, et j’ai dû recourir à un soutien psychologique. A notre dernière séance, la psychologue m’a dit : « Je ne peux pas m’empêcher de penser que vos difficultés remontent bien plus loin et que vous êtes en train de les travailler aujourd’hui. »  A l’époque je trouvais ces paroles intrigantes, mais n’ai pas fait le lien avec l’abus du Père Thomas. Encore aujourd’hui  je m’interroge sur  l’impact des agissements du Père Thomas sur moi.


Et quelqu’un à qui j’ai raconté mon histoire, m’a fait cette réflexion : « Je pense que le Père Thomas t’a préparée comme une proie pendant les cinq premières années où il t’a accompagnée ».  Cette pensée encore aujourd’hui me glace jusqu’à la moelle. 


Quelques réflexions :


Réfléchir avec d’autres victimes a été d’un très grand soutien et m’a permis de cheminer pour dépasser les sentiments négatifs qui m’habitaient.
Je suis d’accord : j’avais l’âge… j’aurais dû savoir. Mais je ne savais pas.  Je n’avais jamais entendu parler de pratiques comme celles du Père Thomas.  Il m’a accompagnée et préparée pendant cinq ans avant d’agir de façon abusive.  Il a su créer la confiance, cultiver mon désir d’aller plus loin dans la vie mystique et me convaincre qu’il était un maitre pour m’y amener.


Devant des personnes qui deviennent violentes en entendant des témoignages comme le mien, je ne sais pas quoi dire.  Par contre, certaines personnes, choquées par ces révélations, ont pu formuler des questions qui m’ont aidée à réfléchir et à approfondir mon vécu.  Par exemple : « Quel âge avais-tu ? » et aussi : « Pourquoi ces femmes retournaient-elles chez leur abuseur ? »  Pour répondre à cette deuxième question, il me semble que le prédateur exerce son emprise de manière très fine, adaptée à la psychologie de chacune de ses victimes.  Le Père Thomas m’avait persuadée que j’avais beaucoup de chance que Jésus m’aime de façon si particulière.


La communauté de l’Arche essaie aujourd’hui de prendre beaucoup de distance par rapport au Père Thomas Philippe.  Il est vrai que celui-ci a quitté Trosly en 1991.  Mais lorsque je suis arrivée à Trosly, on disait que Jean Vanier et le Père Thomas étaient « co-fondateurs » de l’Arche.  Quelques années plus tard, on disait du Père Thomas qu’il était « l’inspirateur » de l’Arche.  Il avait la parole chaque jour à l’eucharistie et régulièrement lors de week-ends pour les assistants ou pour la communauté. Il est parti depuis longtemps, mais il a profondément marqué la fondation et les premières étapes de l’Arche (de 1964 à 1991).


Je suis perplexe devant les affirmations de Jean Vanier qui me semblent bien contradictoires.  Il dit combien le Père Thomas l’a marqué, l’a formé (Jean a abandonné un projet de vie sacerdotale pour suivre le Père Thomas).  Et en même temps Jean dit aujourd’hui que l’enseignement erroné du Père Thomas n’a aucun lien avec la spiritualité de l’Arche. Je me demande si l’Arche et Jean Vanier ne se trompent pas soit en faisant comme si le Père Thomas n’a jamais eu un rôle à l’Arche, soit en affirmant si fortement une absence de tout lien de filiation.


L’Église condamne très clairement la pédophilie de la part de religieux, prêtres, religieuses.  Sans doute faudrait-il aussi approfondir la réflexion concernant l’abus sur adultes, plus subtil me semble-t-il. Je suis en attente d’une condamnation claire et forte des abus sur des adultes.

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