Interview de Marie-Laure JANSSENS

Vous vous êtes adressée à l'AVREF il y a moins d'un an avec un témoignage écrit sur votre expérience douloureuse au sein d'une communauté religieuse. Aujourd'hui, vous publiez un livre, édité chez Bayard, à visage découvert.
Quel a été le cheminement et quelles ont été les raisons pour aboutir à cette publication ?

J’ai eu la chance, il y a quelques mois d’entrer en contact, grâce à vous, avec un journaliste de la revue le Pèlerin, Mikael Corre. Vous lui aviez transmis le témoignage de mon expérience chez les sœurs de Saint-Jean, et il m’a proposé son aide pour en faire un livre. J’ai saisi cela comme une opportunité providentielle parce que je réalisais que les rapports confidentiels que j’avais remis à l’église, suite à ma sortie de communauté en 2010, n’avaient eu aucun impact. Il se trouve en effet que le groupe sectaire auquel j’ai appartenu a finalement réussi à retrouver une existence officielle dans l’église, sous un nouveau nom (les sœurs Maria Stella Matutina), avec la protection d’un nouvel évêque et l’aval de Rome, et cela sans qu’aucun signe de réforme ait été donné. Bref, on identifie un problème sectaire mais, au lieu de le résoudre, on ne fait que le déplacer. De plus, en 2013, lorsque j’ai demandé à Mgr Brincard (qui s’occupait à l’époque du dossier de la communauté) la permission de pouvoir publier mon témoignage, il m’a suggéré fortement de garder le silence, sous prétexte de miséricorde. Je me suis dit, l’année dernière, qu’il était temps de briser cette loi du silence qui fait fi des souffrances vécues par les victimes des mouvements sectaires, et de franchir un pas supplémentaire en témoignant publiquement.

Pourquoi à visage découvert ?

Pour plusieurs raisons. C’est d’abord pour moi une réponse claire à l’église qui, en faisant taire les témoins, prolonge l’abus spirituel que ces personnes ont subi dans leur communauté. J’ai aussi conscience que beaucoup de victimes n’ont pas la capacité de parler ou bien sont contraintes de le faire de manière voilée ou anonyme. Je pense, personnellement, avoir la chance de pouvoir témoigner jusqu’au bout, sans mâcher mes mots et sans me cacher, donc j’essaie de le faire. C’est également une manière de montrer que j’assume parfaitement tous mes propos. Enfin, j’espère que cela contribuera à la crédibilité, donc à l’efficacité de mon témoignage.  

Dès l'entame de votre récit, vous qualifiez ce qui vous est arrivé comme un abus spirituel. C'est encore cette expression que vous utilisez à l'instant. Il est rare de l'entendre. Vous précisez d'ailleurs que vous n'avez "pas été violée". Et vous dites que l'abus spirituel est "une variante religieuse de l'emprise affective et psychologique. Un détournement de ce que l'être humain a de plus intime : sa relation à la transcendance". Pourriez-vous développer la nature de l'abus spirituel et son lien avec les autres formes d’abus ?

Je dirais que l’abus spirituel, c’est une forme d’emprise sur les personnes, qui a bien sûr des ressorts affectifs et psychologiques, mais qui s’appuie sur un fondement spirituel. En gros, on a une personne qui est en position d’autorité spirituelle (que ce soit un prêtre, un confesseur, ou un supérieur dans la vie religieuse…) qui va se servir de son autorité pour prendre le contrôle d’une autre personne. Evidemment, s’il s’agit de quelqu’un qui est doté d’une forte personnalité charismatique, et qui en plus détient entre les mains beaucoup de pouvoirs (par exemple, ma supérieure, sr Marthe, était à la fois maitresse des novices, assistante de la fondatrice, responsable des études et enseignante, mère spirituelle de presque toutes les sœurs, et référente pour un certain nombre de prieurés…), cela démultiplie sa capacité d’emprise. Sans aucun contre-pouvoir, cette autorité va manipuler la soif spirituelle des personnes qui lui sont confiées. La volonté de Dieu, la fidélité à sa vocation, le désir de sainteté deviennent des arguments pour toutes les règles et tous les interdits de la vie quotidienne. Je décris dans mon livre cette spiritualisation à outrance : je marche plus vite que mes soeurs : je ne suis pas assez fraternelle ; je parle de mes problèmes à d’autres sœurs ou à toute autre personne extérieure: c’est un manque de pauvreté et de charité ; je cache quelque chose à ma supérieure : mon cœur n’est pas assez pur; je questionne les enseignements reçus : je manque d’esprit filial ; j’exprime une opinion différente : je fais le jeu du démon qui cherche à diviser la communauté; une décision prise par ma supérieure me dérange : c’est que je suis dans mon orgueil… La communion avec Dieu devient indissociable de l’unité vécue avec la supérieure et avec tout le système qu’elle a façonné autour d’elle. On croyait remettre sa vie entre les mains de Dieu… on se retrouve piégé par un « instrument de Dieu » qui est en réalité un manipulateur pervers.

C’est important de saisir la puissance de l’abus spirituel. Quand je précise, dans l’introduction du livre, que je n’ai « pas été violée », c’est une façon d’indiquer dès le départ que mon témoignage ne mettra pas le focus sur l’abus sexuel, mais sur une autre forme d’abus, qui est donc de nature spirituelle. Mais je considère que cet abus spirituel conduit à une forme de viol, le viol de la conscience, de l’intériorité de la personne ; il est un détournement de son lien le plus intime avec Dieu. Je pense aussi que cet abus spirituel est, dans un milieu religieux, à la racine de tous les autres abus possibles. Si on ne comprend pas l’emprise spirituelle qui se met en place en amont, on aura du mal à saisir comment une personne arrive à être piégée et abusée sur le plan physique, ou sexuel, asservie intellectuellement ou exploitée économiquement…

Votre livre, s'il suit votre trajectoire, et votre trajectoire, comme vous dites, intime, fait découvrir aussi le tableau d'une communauté rongée par cet abus spirituel, aussi bien chez les victimes évidentes que chez les agresseurs. On se rend compte aussi à quel point s'y donnent rendez-vous tous les types d'abus et d'abuseurs. Est-ce qu'on peut parler pour une telle communauté d'une spiritualité possible (ou d'un "charisme" spirituel, comme elles disent)? Car l'abus paraît bien systémique.

En 2014, Rome a clairement indiqué que la référence explicite au père Marie-Dominique Philippe nécessitait l’approbation de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée, « compte tenu du fait que les contenus de ce charisme étaient actuellement objet de discernement » [lettre du 1er juillet 2014, adressée aux Sœurs contemplatives de Saint Jean par leur délégué pontifical, Mgr Henri Brincard]. Donc la question que vous soulevez se pose aussi à Rome, et j’en comprends les raisons. Ni les éventuels éléments de spiritualité authentique mis en avant par la Communauté Saint-Jean, ni les fruits portés par beaucoup de ses membres, ne suffisent, selon moi, à affirmer que l’Esprit saint se serait servi du fondateur pour indiquer un nouveau chemin de sainteté dans l’église. Lorsqu’on accueille les témoignages convergents sur les déviances affectives et sexuelles du père M-D Philippe, et que l’on voit les dérives liées à son enseignement éthique, ainsi que l’amplitude du phénomène de l’abus dans la communauté (tant par les types d’abus que par le nombre des abuseurs et des victimes), on peut se demander en effet si la gangrène n’a pas atteint le corps tout entier et, surtout, si la cellule initiale était saine.

Paris, le 10 octobre 2017

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